L'histoire, quand la nuit est tombée se raconte, chaque année, inlassablement. Par la voix
des convives rassemblés, le récit de l'indicible se dit selon les différents accents du
monde. Et partout, une fois encore, s'accomplit la geste fondatrice, brisant la nature si
naturelle des choses. Voici les plaies et voici la stupeur de l'Égypte. Au désert marche
l'immense foule accompagnée des nuées de gloire. À l'horizon, la mer. La Parole jaillira au
Sinaï alors les yeux entendront et les oreilles verront dans l'effondrement des catégories
coutumières de l'espace et du temps. Retour au temps, en un autre temps : l'officiant dit les
jours de la grande menace, psalmodie le lent élargissement de l'ombre. Le Juste se dresse
mais l'éternel ennemi, Haman, paraît si arrogant de puissance ! On entend son obscène
discours et on imagine la veulerie de sa lourde mâchoire. Le complot enferme ses victimes
annoncées : tout un peuple, tout Israël avec ses femmes et ses enfants et ses vieillards.
La nuit, pourtant, les rois s'endorment aussi et Assuérus rêve un rêve de roi Morde'haï lui
apparaît. Il fait jour et Esther s'avance. La trame se défait du complot si patiemment ourdi.
L'ombre s'efface. Le sort en est, cette fois, bien jeté justice pour le Juste et délivrance et
joie pour son Peuple.


LA FÊTE DU PRINTEMPS

Pessa'h est, d'entre nos grandes célébrations festives (avec Chavouoth et Souccoth), celle
du printemps. Et chaque année, le retour attendu du printemps semble venir confirmer
l'immuabilité de la Création. Une fois encore, comme toujours, après le silence de l'hiver, la
campagne reverdit et les bourgeons deviennent feuilles. Pour le paysan à l'antique
mémoire, la nature réaffirme une puissance qui paraît aller de soi, comme autonome. Le
cycle renouvelé du temps enferme l'homme dans sa répétition inlassable : toujours à
lui-même le même serait donc identique. Au mois du printemps, Pessa'h est, à jamais, un
foudroyant démenti apporté à cette fausse évidence. Avec Yetsiat Mitzraïm, avec la sortie
d'Égypte, les miracles et les merveilles, l'ordre du monde, que les hommes croyaient clos
sur lui-même, se défait, se rompt, s'effondre pour ouvrir à l'irruption de l'Infini. La " nature
et ses lois ", et toutes les tautologies qui ne vont jamais que du pareil au même, sont ici
brisées comme l'est toute la statuaire idolâtre. L'horizon, qui, aussi éloigné soit-il, est
toujours au regard une infranchissable frontière, est maintenant ouvert. Parce que le
monde a un Maître et qu'Il s'est manifesté dans une évidence absolue, les hommes
peuvent être autrement : libres.


UN ÉTRANGE SILENCE

À l'opposé des symphonies grandioses du temps pascal, la Méguila d'Esther, dont la lecture
publique marque Pourim, est traversée d'un étrange silence. La Méguila est l'un des livres
de la Torah. De tous les livres de la Torah, c'est le seul dans lequel pas une seule fois n'est
mentionné le nom de D.ieu !

Quel est le sens de cette absence ? D.ieu, à D.ieu ne plaise, serait-il absent de la Méguila,
ignorerait-Il donc que Morde'haï le Juste et tous les enfants d'Israël sont menacés
d'anéantissement ? La Guemara (Traité 'Houlin) pose, quant à elle, une curieuse question :
" Où est indiqué le nom d'Esther dans la Torah ? " (le mot Torah étant pris évidemment ici
dans son sens précis : le Pentateuque). La réponse qu'elle nous donne tient dans le verset
de Vayele'h (Deutéronome 31-18) " Je persisterai, Moi, à cacher Ma Face ". Voilà, en vérité,
une réponse qui redouble notre questionnement premier : à l'absence du Nom divin dans
la Méguila répondrait donc une présence dissimulée du nom d'Esther dans la Torah !
Nouvelle piste : ce nom, Esther, a la même racine qu'Hester..., dissimulation. Il faut alors,
immédiatement, relever la contradiction formelle, stupéfiante, qui oppose les deux termes
qui forment le titre du récit de Pourim. La Méguila dans son étymologie comme dans son
objet même (celui d'une Lettre) signifie révélation, dévoilement, quand le nom d'Esther
renvoie à l'idée de dissimulation. C'est cette contradiction qui, en définitive, nous éclaire :
la Méguila trace, dans la texture même de son récit, une Présence cachée, elle appelle le
regard à une autre acuité qui déchire alors le voile d'empirisme vulgaire qui, jour après
jour, nous persuade que le monde va de soi dans l'apparence routinière des choses. D.ieu,
que la Méguila ne nomme jamais, y est sans cesse présent. Le décret de Haman n'est pas
un accident de l'histoire et son abrogation n'est pas le simple résultat d'un jeu politique de
la reine Esther auprès du roi Assuérus. Bien sûr, Esther s'adresse au roi et cette démarche
semble bien décisive. Mais comme cette intervention, pourtant capitale, a été
curieusement préparée ! Pas de savants calculs tactiques mais trois jours de jeûne
auxquels, sous la conduite de Morde'haï, s'est associé le peuple tout entier. " Quoi ! aurait
pu s'étonner le fin politique, est-il bien raisonnable qu'avant un acte d'une importance
aussi vitale pour tous les enfants d'Israël, Esther, par trois jours de jeûne, ruine la
lumineuse beauté qui subjugue le roi ? ".
Une seule réponse : l'issue heureuse qui oeuvre à la joie de Pourim est miraculeuse.
Pourim aussi exprime l'intervention divine dans l'histoire des hommes.

Pessa'h et Pourim n'opposent pas le temps de la Présence à celui, à D.ieu ne plaise, d'une
absence qui laisserait les hommes livrés à eux-mêmes dans la fureur d'une Histoire qui les
écraserait de son inéluctable déroulement.
Pessa'h et Pourim figurent deux temps de l'histoire juive : celui de la Révélation, pendant
lequel la Présence du D.ieu d'Israël est telle qu'elle excède le cours naturel des choses,
qu'elle efface toutes les limites du monde créé. Et celui de Pourim, qui est encore notre
temps, celui de l'Exil, temps du voile et de la dissimulation. Le monde peut bien être alors,
dans son épaisseur, une évidence exclusive pour celui qui ne sait voir que la succession
apparemment inlassable des soirs et des matins, des hivers et des printemps. Et, voyant sa
récolte mûrir, le paysan peut penser : " Voilà l'oeuvre de mes mains ".
Pourtant, à qui sait vaincre, un instant, le poids des choses, et des mots usés et des
images martelées, réapparaît la nouveauté, toujours indicible, de la Création. Et dans ce
mouvement, la Présence par laquelle il y a un monde et non pas plutôt rien, par laquelle il y
a un soir et il y a un matin. Par laquelle tout est miracle, jusque dans les intervalles du texte
d'où le Nom est absent.